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Que signifie l’élection de Donald Trump ?
L’élection de Donald Trump peut être lue de manière purement électoraliste, ainsi qu’au regard des peurs de la société. Mais ces commentaires passent désormais en boucle dans les médias. Il me semble bien inutile d’y ajouter quoi que ce soit. Ce serait de l’enfermement dogmatique… Peu importe donc les heureux et les malheureux qui se répandent sur les réseaux sociaux. Ils ne nous donnent rien de la réalité des mouvements de fond des sociétés occidentales.
Je vous propose deux articles qui essaient de prendre le champ nécessaire. C’est à une refondation philosophique que nous sommes appelés. Rien de moins…
Le premier est celui du sociologue canadien Mathieu Bock Côté publié dans le Figaro de mercredi 9 novembre et intitulé «La révolution Trump est une forme de référendum antisystème»
Le second est un article que j’ai fait paraître sur le site d’information Basting News, et intitulé « Election de Donald Trump : Une signification bien plus grande que sa dimension électorale« .
Bonne lecture.
Quand l’idée politique n’est que servitude…
On voudrait bien y croire… Mais la situation de la France ne changera pas avec les élections de 2017.
Le propre des partis politiques est de contenir l’offre à l’intérieur du cadre duquel ils procèdent. En d’autres termes, il serait vain d’attendre des programmes électoraux qu’ils abordent des questions qui sont frappées d’anathèmes doctrinaux ou écartées par le politiquement correct.
Une des spécificités de la France, est qu’elle demeure toujours sous l’emprise juridique et dogmatique de la Révolution de 1789. Bien heureusement se réjouiront les communistes ! Mais c’est ce qui précisément pose un problème fondamental. Entendons-nous bien ! Je ne suis pas en train de promouvoir le retour de la monarchie. Ce n’est pas la question. La Révolution de 1789 n’a pas aboli la royauté par principe, mais en conséquence d’un dogme construit ex nihilo durant les Lumières, et qui ne vaut que pour ce qu’il est. C’est la tabula rasa.
Il s’agit de poser l’idée que l’assemblée des députés peut (et même doit) élaborer l’ensemble des règles de la société sans aucune référence historique, sans tenir compte des us et coutumes d’un peuple que l’on entend faire sortir de force de ses habitudes et de la culture transmise. C’est la fameuse phrase de Rabaut de Saint Etienne : « L’ancienneté d’une loi ne prouve autre chose, sinon qu’elle est ancienne. On s’appuie de l’histoire ; mais l’histoire n’est pas notre code. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se faire par ce qui s’est fait, car c’est précisément de ce qui s’est fait que nous nous plaignons ».
Philosophiquement, on retrouve cette idée dans la définition que donne Kant de son « impératif catégorique ». Un peuple a certes besoin de règles intangibles, mais qui doivent être issues des principes définis par une philosophie érigée en un tout indépassable.
D’aucuns rétorqueront qu’il n’y avait que ce moyen pour sortir des règles de la monarchie. Tant que les ordres subsistaient, aucune véritable évolution ne pouvait advenir. Peut-être…
Toutefois, le raisonnement consistant à introduire de manière totémique une notion telle que celle de la liberté, et de s’en servir pour ensuite verrouiller toute question politique qui serait jugée contraire à la définition imposée de ladite liberté, aboutit au final à un système idéologique schizophrène.
Prenons un exemple. L’universalisme des Lumières entend donner à l’Homme un statut irréductible en lui conférant une liberté individuelle qui ne peut être atténuée que par le système judiciaire après un jugement équitable. L’idée est évidemment honorable et défendable. Mais comment alors justifier que l’on puisse s’en servir pour combattre (voire même persécuter) les individus qui entendent pratiquer leur religion ? Les Droits de l’Homme font référence à la liberté religieuse. Pourtant, depuis deux siècles, les pouvoirs publics ne cessent de vouloir « écraser la tête de l’Eglise » (la formule est de l’inénarrable Mélenchon). Qu’est-ce donc qu’une religion qui ne peut avoir aucune visibilité dans l’espace public ? Une liberté ? C’est en fait une manière commode d’extirper de la conscience individuelle l’idée même de transcendance. La liberté dont on se sert est alors l’arme du dogmatisme athée combattant les citoyens imbéciles qui croient encore à des fadaises…
A défaut pour l’Etat de laisser l’Eglise dispenser sa foi et ses dogmes librement, on a assisté à une dégringolade de la pratique religieuse et au développement de l’athéisme. C’était donc cela la grande vertu de la liberté ?
Pourtant, on est là en présence de deux conceptions du monde qui ne peuvent pas se convaincre l’une l’autre : Croire ou ne pas croire. Il n’y a aucune raison pour qu’un système idéologique qui énonce le principe de liberté, puisse ensuite prendre partie pour une des deux hypothèses.
La question islamiste a réactivé depuis peu le problème (car l’Eglise catholique a abdiqué depuis longtemps). Mais le traitement politique qui en est fait témoigne de l’impuissance manifeste de l’Etat, pris au piège des dogmes intouchables.
La théorie des Droits de l’Homme a rendu impossible le traitement de la question de l’immigration. Durant des décennies, il ne fallait pas parler du nombre d’immigrés (c’était du racisme), du communautarisme (c’était contraire à la notion de citoyen), de la délinquance (encore du racisme)… L’administration s’est abstenue de toute étude sociologique tendant à corréler des facteurs cause à des situations objectives. On a détourné la question par le discours des causes sociales des problèmes des banlieues…
Cela a abouti à la montée en puissance du Front National. Quant aux Français qui désespèrent dans certains quartiers, il n’est venu à l’idée de personne de leur demander comment ils vivaient leur formidable liberté des Lumières…
Parmi les questions interdites, il y en a une qui a un poids tout à fait considérable. C’est celle de la religion des immigrés. Depuis 40 ans, ceux qui entrent sont en effet très majoritairement musulmans. Or, cette religion n’a pas fait l’objet d’écrasement par l’Etat comme la religion catholique (interdiction des congrégations sous la Révolution, déportation de milliers de prêtres réfractaires au bagne de Cayenne, exécution sommaire… puis plus tard, interdiction de tout prosélytisme, de toute immixtion dans la sphère publique, loi de 1905 dépossédant l’Eglise de ses biens…).
Pour tout dire, le dogme de l’universalisme a conduit l’Etat a s’interdire de critiquer quoi que ce soit (le mode de vie de l’immigré, c’est sa liberté). On a préféré fermer les yeux sur les contradictions idéologiques entre le monde musulman et la conception de l’Etat… Une contradiction lourde de conséquences…
Car l’absence de contrôle des entrées, les régularisations massives de clandestins, le nombre d’étrangers devenu excessif dans de nombreux quartiers, leur absence d’intégration (autre dogme : la France ne devait pas imposer sa culture), le développement d’un communautarisme d’opposition au pays hôte, tout cela a saturé dans les faits et médiatiquement la conscience des Français et leur vie quotidienne. Le tout avec un système politique incapable de faire face à ses contradictions (gauche et droite).
L’apparition de l’islamisme arrive ainsi au pire moment qui soit. La question du voile, du burkini et de toute autre démonstration visuelle d’une pratique de l’Islam qui choque, n’aurait pas dû soulever de problème. Si l’immigration n’était pas aussi nombreuse et peu assimilée, si le personnel politique ne s’était pas laissé enfermé dans des dogmes contradictoires paralysants, le fait que quelques excentriques préférassent prendre leur bain de mer entièrement couvertes, aurait dû provoquer l’hilarité générale plutôt que l’indignation. Mais d’un épiphénomène sans conséquence (et relevant de la liberté individuelle), on en a fait un casus belli au titre même de la liberté ! Car il fallait évidemment que le discours dogmatique fût réactivé concernant les vertus de l’Etat à contraindre, fût-ce contre elles-mêmes les musulmanes à abandonner leur rites pour la laïcité jugée meilleure (mais au nom de quoi ?).
Voilà donc le fond même de l’incapacité de notre système politique à faire face aux questions de notre temps. A trop s’être arc-bouté sur des principes construits sans tenir compte de l’empirisme de l’Histoire et de la réalité de la culture du pays, nous ne sommes plus en mesure de poser les problèmes en termes objectifs. A défaut de pouvoir évoquer clairement le problème du nombre de musulmans en France, on préfère se scandaliser pour la servitude de ces pauvres femmes sous la burqa.
Mais la servitude réelle, c’est celle de ne pas pouvoir aborder les questions qui font problème par le mécanisme d’une idéologie qui encadre la réflexion… au nom de la liberté…
Et on retrouve ce système encadré pour toutes les questions de notre temps (économiques, sociales, culturelles, identitaires).
Or, je ne vois aucun des candidats potentiels ou déjà déclarés, prêts à aborder les grandes questions de notre société au travers d’une réflexion totalement libre. Tant que nous aurons une pensée serve, entretenue par une classe dirigeante ayant la même formation, et des lieux d’influence qui entretiennent le même pensée (et dont tant d’hommes et de femmes politiques font partie), rien ne pourra évoluer…
La liberté d’expression… un droit pour soi, ou une arme à sens unique contre les autres ?
L’attentat contre Charlie Hebdo a fait se lever un fort courant de sympathie pour les victimes d’un terrorisme totalement abject. Ce n’est que justice, et il est inacceptable d’entendre ici ou là des commentaires tendant à justifier de tels actes. Le mouvement populaire qui s’en suivit peut être interprété de manière optimiste, comme étant le resserrement d’un peuple autour de valeurs communes, de principes supérieurs. Le Gouvernement n’a pas tardé également à réagir avec un discours énergique, volontaire, saturant l’espace médiatique d’envolées lyriques et de bonnes intentions. Et l’Assemblée nationale s’est fendue d’une Marseillaise improvisée par des députés bravaches…
Le tout à l’avenant, dans une communion quasi unanimiste et un discours entendu.
Malheureusement, je crains qu’au final, rien de l’essentiel ne fut dit.
Je ne reviendrai pas sur la dimension « terroriste » des attentats. La condamnation la plus absolue et la réaction la plus implacable sont les seules réponses adéquates. J’ose espérer que les bonnes intentions ne resteront pas lettre morte, car ce serait un appel d’air pour de futurs candidats abrutis par leur idéologie mortifère.
Ce qui me semble en revanche devoir faire l’objet de réflexions approfondies, c’est précisément ce qui n’en donna pas lieu, comme suite à un processus utilisé en surabondance par nos sociétés modernes, et que j’appellerai « les évidences doctrinaires ». Il s’agit de la « liberté d’expression »…
Oh ! Je mesure toute l’audace dont je fais preuve en écrivant sur ce sujet ! Car, à part s’en prévaloir comme d’un totem, je n’ai rien entendu qui fût véritablement pensé… On se contente de l’invoquer avec la déférence qui sied d’avoir pour le normatif sacralisé…
La liberté d’expression est une conquête de la Révolution de 1789. Elle fut la déclinaison d’un corpus de libertés substitué à un système d’ordres et de structures dont la monarchie ne parvenait pas à se défaire, à l’inverse de ce que la Couronne britannique avait déjà réalisé.
L’expression libre des idées, ainsi que le fait de pouvoir manifester son opposition ou ses critiques face à des décisions ou des orientations politiques, nous parait aujourd’hui aller de soi. Nous sommes attachés à la liberté de la presse, vecteur indispensable des opinions. Nous pouvons écrire et être lus, même si, avec Internet, ce peut être des inepties définitives…
Cette capacité à émettre une opinion est devenue consubstantielle des sociétés modernes. Et c’est évidemment une bonne chose.
Il y a cependant un paramètre que nous omettons souvent de préciser lorsque nous louons les principes de liberté. C’est qu’ils n’ont pas été exempts d’arrières pensées lorsqu’ils furent gravés dans le marbre des institutions. Beaucoup plus que par désir de donner des droits au plus grand nombre, ils furent une arme tournée contre des systèmes de pensée et contre la religion catholique, non pour en disputer contradictoirement les principes, mais pour en détruire leur fondement. Il ne s’est donc pas agi notamment de contester l’universalisme religieux certes largement omnipotent à cette époque, mais de chercher à saper l’idée religieuse en imposant la libre pensée comme la seule expression la plus aboutie… de la liberté.
A trop vouloir contester les principes monarchiques et l’emprise de la religion catholique sur la société, les révolutionnaires ont remplacé mutatis mutandis les dogmes de la foi par les dogmes de l’irrévérence religieuse. Est-ce là clairement l’expression d’une liberté en tant que telle ? Non, car il s’en suivit une atteinte systématique à la liberté religieuse, que le principe de laïcité a tenté vainement de camoufler au fil des décennies. Lentement, la société a laissé se développer l’idée que la foi n’était qu’une survivance quasi anachronique, que son expression devait disparaître de l’espace public, que les croyants devaient se faire discrets… La loi de 1905 est à cet égard le dernier coup de boutoir pour reléguer l’Eglise dans un statut de simple tolérance.
Privée de canaux de communication, l’Eglise ne put bénéficier des mêmes libertés d’expression que ceux qui se sont faits les chantres de l’irréligion. On lui interdit toute immixtion dans le champ du politique, tout en continuant de se moquer de tout ce qui la constitue (sa hiérarchie, ses fidèles, sa foi…).
Mais où est donc la liberté dans le fait de se moquer de la foi d’autrui ? Quel apport dans l’échange des idées que d’insulter ceux qui croient ? Aucun, bien évidemment. Ce n’est pas une réflexion qui est menée, c’est une posture idéologique de haine vis à vis du principe religieux. Car insulter par la moquerie est une forme de haine, qu’on le veuille ou pas. C’est la haine de ceux qui prétendent être suffisamment éclairés pour fouler du pied « l’obscurantisme religieux »…
Que se passerait-il si l’Eglise tenait un discours parallèle aux attaques dont elle est victime ? Si elle utilisait les capitaux d’investisseurs pour abreuver d’insultes, par titres de presse interposés une société païenne misérable ? Ou si elle traitait le président de la République avec les termes dont se sert Charlie Hebdo pour ridiculiser le pape (représenté, par exemple avec une plume dans les fesses) ? Les cris d’orfraie ne manqueraient pas !
Les catholiques de France ont tant été victimes de cette violence dogmatique qu’ils en sont venus à ne plus oser avouer leur foi en public. La vraie raison de la forte baisse du nombre de croyants n’est autre que l’implacable dévalorisation de l’idée même de la croyance en Dieu. En d’autres termes, la seule liberté valorisée fut de professer son dégoût du religieux. Cela porte un nom : le sectarisme.
Or, quoi de plus contraire au vrai principe de liberté que d’écraser de mépris ceux qui confessent leur foi comme une explication des mystères de la vie ?
Charlie Hebdo est évidemment l’archétype même de cette posture dogmatique. La moquerie sous couvert de liberté, des dessins vulgaires et hostiles n’apportent strictement rien à une réflexion libre. Que chacun, en conscience ait une image positive ou négative de la religion est le fondement de la liberté de conscience. Son expression violente et publique est une attaque gratuite très discutable.
Après avoir passé des années à cracher sur l’Eglise, voici désormais que la religion musulmane est visée par l’hebdomadaire, sans cause, non pas pour contrecarrer un prosélytisme qui serait jugé déplacé (ce qui, le cas échéant, pourrait conduire à une telle réaction) , mais simplement pour affirmer en substance que toute idées religieuse est à détruire, par tout moyen, et en particulier par… la liberté d’expression… Les islamistes sont certes visés, mais c’est un prétexte, car caricaturer Mahomet emporte une attitude dogmatique d’irréligion et non de réaction vis à vis d’une intolérance religieuse.
Exposer des points de vue athées, argumenter dans le sens d’un refus de toute transcendance est un droit tout à fait évident. Mais l’ironie et le mépris ne sont en rien de ce droit.
Lorsque la liberté cesse d’être un droit pour débattre, pour affirmer son point de vue, pour réagir face à un pouvoir contestable… pour devenir le paravent d’une idéologie, en s’accaparant le principe de liberté d’expression… et en insultant autrui dans son intimité, on est en droit de s’élever contre une oppression d’autant plus méprisable qu’elle se cache derrière les termes de liberté…
Alors, en cette occurrence, vous me permettrez de conclure simplement : « Je ne suis pas Charlie ».
Introduction à une recomposition sociétale
Alors que depuis des décennies, la France s’enlise dans une politique quasiment constante d’impuissance à réformer, d’incapacité à poser les questions de l’identité de la France autrement qu’en reprenant l’antienne des droits de l’homme, de course-poursuite des gouvernements derrière une mondialisation non contrôlée, d’une gabegie budgétaire indécente, d’une lente mais constante déclassification de la nation française, le personnel politique, lorsqu’il parvient à l’orée d’une nouvelle échéance électorale, croit encore possible – et tente d’imposer comme discours indépassable – le mythe de la promesse et le cantonnement politique dans sa sphère traditionnelle (redonner confiance, faire baisser le chômage, retrouver la croissance, rassembler les Français, résorber les inégalités…).
Pourtant, de multiples signes sont apparus depuis des années, et apparaissent encore qui contredisent une doxa de plus en plus inaudible :
– L’inexorable montée du Front National, d’élections en élections (je ne participe pas à sa diabolisation, mais je place sa progression comme une réponse populaire à la désarticulation du pays) ;
– L’échec de l’intégration des étrangers (qui se communautarisent en arrivant en France, plutôt que de désirer participer à la vie du pays) ;
– La perte identitaire d’un peuple qui n’a plus aucune fierté d’être français et éprouve même une gêne devant les symboles nationaux ;
– L’exil hors de France de plus en plus massif des jeunes diplômés ;
– Les résultats catastrophiques de l’enseignement, laissant chaque année des centaines de milliers de jeunes sans diplôme et dévalorisant la qualité des formations par la massification de la course aux titres ;
– L’affaiblissement de la voix de la France sur la scène internationale, en dépit de sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ;
– Le déclin inexorable de sa compétitivité économique et de son industrie ;
– La fiction maintenue d’un modèle social français (qui serait tellement supérieur à celui de tous les autres Etats du monde mais que personne ne voudrait reprendre…).
A ces constats devenus ritournelle, il faut ajouter – ce qui est nouveau et donne le sens de l’ampleur de la situation – le discours de plus en plus clair et alarmant de nombreux intellectuels (philosophes, politologues, sociologues…) se relayant pour attirer l’attention sur les risques d’implosion voire de destruction violente de la société. Les exemples sont légion, même s’il faut admettre que les divergences des courants de pensée dont se réclament ces intellectuels interdisent toute possibilité d’en agréger les theoria : Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff, Régis Debray, Alain Badiou, Alain Minc, et quelques autres, récemment morts comme Jean Baudrillard. La mise en cause de la société dans ses fondements, dans ses représentations, dans son identité, et quelles qu’en fussent les causes pointées par la réflexion philosophique et sociologique, interpelle d’autant plus que l’on sait, depuis les Lumières, que les grands bouleversements sociétaux, le changement social, sont toujours précédés par une critique intellectuelle de la structure idéologique de la société.
Force est pourtant de constater qu’aucun impact sur le champ politique ne peut être relevé. Le personnel politique ne semble mû que par le calendrier électoral duquel il tient sa survie. C’est ainsi qu’à chaque échéance, il réinstaure la production du discours des temps nouveaux, du « il faut faire » comme listage des réformes purement formelles à accomplir, sans jamais tenter une approche sous l’angle des grandes orientations sociétales. Et, une fois les élections remportées, avec la verve de l’oublieux, la nouvelle majorité se contente de pétition de principe, de justification des échecs et du « ça ira mieux demain ». C’est en définitive l’opposition qui, du fait de sa distanciation forcée avec le pouvoir, apparaît toujours comme ayant une vision plus juste de la réalité d’une société malade, mais qu’elle oubliera très vite lors de l’alternance suivante.
On aura évidemment bien compris que le système politique, essentiellement fait pour gratifier son personnel des privilèges du pouvoir et des honneurs, n’est pas en mesure de se soumettre au questionnement de sa propre perte et d’en tirer les conséquences. Les élites politiques n’ont d’existence qu’à travers les postes et les fonctions qu’ils convoitent à tour de rôle. Comment pourraient-ils accepter la disparition du système avant même d’y accéder ?
Mais si ce n’est pas des hommes politiques dont il faut attendre le sursaut, si ce n’est pas du système démocratique, électoral, institutionnel, dont il faut attendre la capacité de mise en oeuvre du questionnement philosophique de la société (cf le distingo entre démocratie formelle et démocratie réelle par Alain Badiou), alors de qui doit venir cette prise de conscience en action ? Qui doit initier ces débats ?
A dire vrai, notre société, dont on prétend qu’elle a investi le champ de la communication sans limite, n’est en rien contrainte par cette liberté de parole. Il est notable de constater que la production des opinions et sa diffusion à grande échelle, n’ont pas modifié la hiérarchie du discours légitime. Le flot ininterrompu des idées particulières s’auto-détruit par l’infinité de son volume, par l’indifférenciation qualitative. Certes, le pire côtoyant le meilleur, un filtre semble bien nécessaire. Le problème, c’est qu’il ne subsiste que les discours officiels, consensuels, pro-système, repris dans les grands médias acquis eux-aussi à la survie du système. Or ces discours sont précisément ceux qui se contentent le plus souvent de commenter la superstructure de la société, sans jamais en atteindre l’infrastructure, pour reprendre cette distinction marxiste essentiellement juste. On pourra cependant objecter que les auteurs et intellectuels cités supra, sont eux aussi médiatisés et ont un accès privilégié, en surbrillance, au champ de la communication. Sans doute ; mais ils sont le plus souvent isolés, réduits à n’être que leur propre représentant. Et le temps des grandes figures philosophiques des années 60-70 est bel et bien révolu. Personne ne semble en mesure de porter sa parole à un degré suffisant de légitimité pour obtenir une audience réellement décisive, faisant autorité. La relativisation de toute chose – autre élément fondamental pour comprendre la société d’aujourd’hui – interfère sans cesse dans la production des idées pour leur enlever leur valeur intrinsèque et les laisser dériver dans une contingence universelle.
Pourtant, le bon sens des peuples perçoit nettement le besoin de réflexion et de recul intellectuel pour penser la société, la restaurer et redonner une assise normative à la vie collective. Peut-être pour la première fois dans l’Histoire de l’homme, c’est du tout un chacun que vient cette intuition que nous ne pouvons pas nous passer d’une structure morale qui pose les barrières, explique le sens que la majorité du peuple entend donner à son existence. Etrangement, les élites intellectuelles ont perdu leurs prérogatives et leur légitimité propre. On doit désormais les solliciter.
A ce titre, je suis persuadé que les grandes questions qui fonderont notre devenir national devront faire l’objet de débats, de groupes de réflexion de type think-tank. Il faut forcer le trait, avoir de l’ambition, dépasser la contrainte du bruit de fond médiatique.
La France est une belle nation, qui a forgé son identité au cours de sa très longue histoire. Certains voudraient l’ignorer, considérer que la Révolution, en instaurant un système idéologique démocratique a mis fin à l’Histoire (voir en cela la théorie de Francis Fukuyama). Mais nous ne pouvons plus ignorer que les problèmes qui se posent à nous dans le temps présent, nécessitent des décisions et des choix qui ne pourront être pris qu’en ayant renoncé au préalable au sens commun et aux évidences.
Les contradictions intrinsèques de la société portent en germe sa propre finitude
Nos sociétés modernes reposent sur le principe de la relativité. Nous protégeons la liberté de pensée (sous entendu que chaque opinion est digne d’intérêt, quelle qu’elle soit) ; nous avançons au gré des alternances électorales dans une logique de progressisme dans la liberté des choix de vie privée, fussent-ils amoraux (la loi s’interdit toute promotion ou toute hiérarchisation de valeurs morales, laissant l’individu vivre comme il l’entend en lui autorisant toute pratique, pourvu qu’elle ne nuise pas à autrui et en interdisant par la même occasion toute tentative de critiquer autrui sur le registre d’une morale reléguée dans la sphère intime.
Nous sommes donc dans un système qui assure et assume l’individualisme comme fin ultime de la vie en société. Chaque « citoyen » est libre de vivre en marge s’il le souhaite. Ses idées sont bonnes parce que ce sont les siennes. Les valeurs normatives qui fondaient auparavant toute structuration communautaire, qui la faisait exister en exigeant de ses membres le respect des principes moraux transcendants les vies individuelles pour leur donner un sens (l’impératif catégorique kantien) s’effacent au profit de la seule idée d’individuation légitime du mode de vie.
En France toutefois, l’individualisme et la relativité s’arrêtent au rejet de la morale et de la religion : Ils ne sont pas politiques. Un fort système de répartition est instauré par l’Etat interventionniste pour corriger les inégalités, grâce au concept ingénieux – mais contradictoire sur le plan de la terminologie – de la solidarité imposée. On décide à la place du « citoyen » libre qu’il devra contribuer à telle ou telle politique solidaire, qu’il doit subvenir aux besoins de telle ou telle catégorie de la population. Il paie des impôts, mais n’a aucune emprise sur leur utilisation (et les alternances politiques ne remettent jamais en question la légitimité d’une imposition précédente, car ce serait alors admettre qu’il s’est agit d’un racket calamiteux ; tout juste peut-on critiquer la « pression fiscale », ce qui n’est évidement pas la même chose).
De ce double constat de liberté individuelle et de solidarité collective, décrite par Tocqueville comme étant un objectif continuel de la France depuis le Moyen-Age et dont la Révolution en serait le parachèvement (universalité des droits de l’homme plaçant la liberté individuelle au sommet des valeurs à défendre mais dans une évolution d’égalisation toujours plus forte des conditions de vie et des statuts), il a été tiré le seul régime politique qui incarne cette marche en avant : la démocratie. C’est même un aboutissement indépassable – puisqu’aucun autre régime ne pourrait apporter la satisfaction de ces deux postulats, si bien qu’on a pu parler de « fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama).
Dès lors, on peut s’étonner – par delà les interprétations politiques et le brouhaha des opinions multiples qui s’expriment désormais à l’infini – de constater à quel point la société semble aller mal, traversée à la fois par une violence mortelle individuelle et collective, une incapacité de plus en plus manifeste d’agréger les individus autour de ses fondamentaux pourtant censés contenir la potentialité de la meilleure vie possible, une fronde générale liée à un ressenti négatif qui dépasse de loin la capacité de prise en compte des alternances électorales. Violence, mal-être, déstructuration, anomie… Le recul laisse songeur et rappelle des périodes préfigurant des situations pré-révolutionnaires ou de fin de systèmes.
Rien d’étonnant, pourtant, qu’il en soit ainsi. Car nous vivons dans une contradiction continuelle, intrinsèque à la société, à ses fondements doctrinaux, à ses idéaux.
Une société, par essence, est une communauté d’individus dont les membres ont en commun un destin, une histoire, une culture, une identité, des règles de fonctionnement, et surtout : le sentiment d’interdépendance. Or, nous avons aujourd’hui précisément l’inverse de ce substrat sociétal. A trop avoir voulu anéantir les principes identitaires qui servaient de vecteur au relationnel entre les individus, qui agrégeaient la somme des individus en un peuple ayant sa cohésion, nous avons laissé un champ de ruine à la place des certitudes morales et des valeurs normatives. Il ne suffit pas de parler de liberté individuelle pour créer un sens commun à une population. Au contraire, la liberté débarrassée de l’ancrage culturel et de son enracinement provoque l’anéantissement du lien fondamental nécessaire pour reconnaître en l’autre son inscription dans une identité collective qui est également la nôtre. Mais pour cela, encore faut-il que l’autre ne soit pas d’une culture étrangère incompatible ou qu’il ne désire pas s’approprier les valeurs autochtones. Il ne faut pas non plus que l’Etat fasse disparaître toute tradition d’appartenance, toute culture historique sous prétexte de « changement de civilisation ». Les banlieues sont à cet égard une source sans fin d’exemples de ce qu’il ne fallait pas faire. Mais le reste du pays souffre également que l’on ait vidé de son sens les références à la culture française.
Etait-ce inéluctable d’en arriver là ? Toute philosophie porterait-elle en germe une telle évolution ? Evidemment, non. Ce n’est qu’une conception particulière de la vie en société qui nous conduit à cela, et pour tout dire, une conception française. Nous avons crû qu’il suffisait d’ériger la liberté comme dogme absolu pour permettre l’émancipation de l’individu et l’appropriation de sa vie. Mais, en définitive, nous n’avons qu’inter-changé une idéologie à une autre. A la seconde que l’on trouvait insupportable car coercitive (la morale, le droit naturel, les principes de l’ordre chrétien) nous l’avons remplacée par une nouvelle tout aussi indépassable et puissamment intransigeante, caractérisée par un écart considérable entre la théorie et la réalité pratique (la croyance dans les vertus intrinsèques de l’individu, sa capacité à définir seul son mode de vie, la justesse de son jugement… mais à travers des choix dictés ex-nihilo, des alternatives figées et finalement sans conséquences positives).
A la notion de liberté et d’égalité – qui sont des absolus qui font tourner la tête mais qui ne sont pas applicables en soi ex abrupto et dans toute leur étendue – il conviendrait d’y adjoindre une pratique culturelle et identitaire qui puissent redonner à la France de la fierté, de la passion, du plaisir de vivre ensemble par delà les vicissitudes des problèmes économiques et des destins individuels et collectifs.