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Introduction à une recomposition sociétale

Alors que depuis des décennies, la France s’enlise dans une politique quasiment constante d’impuissance à réformer, d’incapacité à poser les questions de l’identité de la France autrement qu’en reprenant l’antienne des droits de l’homme, de course-poursuite des gouvernements derrière une mondialisation non contrôlée, d’une gabegie budgétaire indécente, d’une lente mais constante déclassification de la nation française, le personnel politique, lorsqu’il parvient à l’orée d’une nouvelle échéance électorale, croit encore possible – et tente d’imposer comme discours indépassable – le mythe de la promesse et le cantonnement politique dans sa sphère traditionnelle (redonner confiance, faire baisser le chômage, retrouver la croissance, rassembler les Français, résorber les inégalités…).

Pourtant, de multiples signes sont apparus depuis des années, et apparaissent encore qui contredisent une doxa de plus en plus inaudible :

– L’inexorable montée du Front National, d’élections en élections (je ne participe pas à sa diabolisation, mais je place sa progression comme une réponse populaire à la désarticulation du pays) ;

– L’échec de l’intégration des étrangers (qui se communautarisent en arrivant en France, plutôt que de désirer participer à la vie du pays) ;

– La perte identitaire d’un peuple qui n’a plus aucune fierté d’être français et éprouve même une gêne devant les symboles nationaux ;

– L’exil hors de France de plus en plus massif des jeunes diplômés ;

– Les résultats catastrophiques de l’enseignement, laissant chaque année des centaines de milliers de jeunes sans diplôme et dévalorisant la qualité des formations par la massification de la course aux titres ;

– L’affaiblissement de la voix de la France sur la scène internationale, en dépit de sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ;

– Le déclin inexorable de sa compétitivité économique et de son industrie ;

– La fiction maintenue d’un modèle social français (qui serait tellement supérieur à celui de tous les autres Etats du monde mais  que personne ne voudrait reprendre…).

A ces constats devenus ritournelle, il faut ajouter – ce qui est nouveau et donne le sens de l’ampleur de la situation – le discours de plus en plus clair et alarmant de nombreux intellectuels (philosophes, politologues, sociologues…) se relayant pour attirer l’attention sur les risques d’implosion voire de destruction violente de la société. Les exemples sont légion, même s’il faut admettre que les divergences  des courants de pensée dont se réclament ces intellectuels interdisent toute possibilité d’en agréger les theoria : Alain Finkielkraut, Pierre-André TaguieffRégis Debray, Alain Badiou,  Alain Minc, et quelques autres, récemment morts comme Jean Baudrillard. La mise en cause de la société dans ses fondements, dans ses représentations, dans son identité, et quelles qu’en fussent les causes pointées par la réflexion philosophique et sociologique, interpelle d’autant plus que l’on sait, depuis les Lumières, que les grands bouleversements sociétaux, le changement social, sont toujours précédés par une critique intellectuelle de la structure idéologique de la société.

Force est pourtant de constater qu’aucun impact sur le champ politique ne peut être relevé. Le personnel politique ne semble mû que par le calendrier électoral duquel il tient sa survie. C’est ainsi qu’à chaque échéance, il réinstaure la production du discours des temps nouveaux,  du « il faut faire » comme listage des réformes purement formelles à accomplir, sans jamais tenter une approche sous l’angle des grandes orientations sociétales. Et, une fois les élections remportées, avec la verve de l’oublieux, la nouvelle majorité se contente de pétition de principe, de justification des échecs et du « ça ira mieux demain ». C’est en définitive l’opposition qui, du fait de sa distanciation forcée avec le pouvoir, apparaît toujours comme ayant une vision plus juste de la réalité d’une société malade, mais qu’elle oubliera très vite lors de l’alternance suivante.

On aura évidemment bien compris que le système politique, essentiellement fait pour gratifier son personnel des privilèges du pouvoir et des honneurs, n’est pas en mesure de se soumettre au questionnement de sa propre perte et d’en tirer les conséquences. Les élites politiques n’ont d’existence qu’à travers les postes et les fonctions qu’ils convoitent à tour de rôle. Comment pourraient-ils accepter la disparition du système avant même d’y accéder ?

Mais si ce n’est pas des hommes politiques dont il faut attendre le sursaut, si ce n’est pas du système démocratique, électoral, institutionnel, dont il faut attendre la capacité de mise en oeuvre du questionnement philosophique de la société (cf le distingo entre démocratie formelle et démocratie réelle par Alain Badiou), alors de qui doit venir cette prise de conscience en action ? Qui doit initier ces débats ?

A dire vrai, notre société, dont on prétend qu’elle a investi le champ de la communication sans limite, n’est en rien contrainte par cette liberté de parole. Il est notable de constater que la production des opinions et sa diffusion à grande échelle, n’ont pas modifié la hiérarchie du discours légitime. Le flot ininterrompu des idées particulières s’auto-détruit par l’infinité de son volume, par l’indifférenciation qualitative. Certes, le pire côtoyant le meilleur, un filtre semble bien nécessaire. Le problème, c’est qu’il ne subsiste que les discours officiels, consensuels, pro-système, repris dans les grands médias acquis eux-aussi à la survie du système. Or ces discours sont précisément ceux qui se contentent le plus souvent de commenter la superstructure de la société, sans jamais en atteindre l’infrastructure, pour reprendre cette distinction marxiste essentiellement juste. On pourra cependant objecter que les auteurs et intellectuels cités supra, sont eux aussi médiatisés et ont un accès privilégié, en surbrillance, au champ de la communication. Sans doute ; mais ils sont le plus souvent isolés, réduits à n’être que leur propre représentant. Et le temps des grandes figures philosophiques des années 60-70 est bel et bien révolu. Personne ne semble en mesure de porter sa parole à un degré suffisant de légitimité pour obtenir une audience réellement décisive, faisant autorité. La relativisation de toute chose – autre élément fondamental pour comprendre la société d’aujourd’hui – interfère sans cesse dans la production des idées pour leur enlever leur valeur intrinsèque et les laisser dériver dans une contingence universelle.

Pourtant, le bon sens des peuples perçoit nettement le besoin de réflexion et de recul intellectuel pour penser la société, la restaurer et redonner une assise normative à la vie collective. Peut-être pour la première fois dans l’Histoire de l’homme, c’est du tout un chacun que vient cette intuition que nous ne pouvons pas nous passer d’une structure morale qui pose les barrières, explique le sens que la majorité du peuple entend donner à son existence. Etrangement, les élites intellectuelles ont perdu leurs prérogatives et leur légitimité propre. On doit désormais les solliciter.

A ce titre, je suis persuadé que les grandes questions qui fonderont notre devenir national devront faire l’objet de débats, de groupes de réflexion de type think-tank. Il faut forcer le trait, avoir de l’ambition, dépasser la contrainte du bruit de fond médiatique.

La France est une belle nation, qui a forgé son identité au cours de sa très longue histoire. Certains voudraient l’ignorer, considérer que la Révolution, en instaurant un système idéologique démocratique a mis fin à l’Histoire (voir en cela la théorie de Francis Fukuyama). Mais nous ne pouvons plus ignorer que les problèmes qui se posent à nous dans le temps présent, nécessitent des décisions et des choix qui ne pourront être pris qu’en ayant renoncé au préalable au sens commun et aux évidences.

Une analyse politique des élections européennes et une mise en perspective

Les résultats des élections européennes ont suscité tous les commentaires possibles, et le plus souvent, assez justement, d’ailleurs, quant ils l’étaient de la part des politologues et politistes. Le personnel politique, malheureusement, a depuis bien longtemps cessé de produire un discours analytique, se contentant de pétitions de principes et de stéréotypes très en deçà de la situation.

Toutefois, l’analyse des résultats, réduite à une photographie des données numériques ou à des rapports de force politiques – quelle qu’en soit sa pertinence – ne peut rendre compte à elle seule de l’importance extrême du drame qui se noue dans notre pays, de scrutins en scrutins. Mais à dire vrai, ce niveau de réflexion réclamé par un nombre toujours plus grand d’intellectuels, nécessite un profond et inusuel questionnement de la destinée de la France en tant que peuple, dans ses occurrences culturelles, historiques, intellectuelles, et en tant que nation parmi les autres nations, d’abord européenne, mais incluse dans une mondialisation dont on ne sait toujours pas s’il faut s’y résigner, la souhaiter ou s’en extraire.

Je voudrais esquisser ici quelques idées force concernant ces questions, en commençant par un commentaire des résultats.

1. Pour une lecture dépassionnée des résultats électoraux du 25 mai

Certes, il serait bien peu crédible de tenter de minorer les résultats du Front National. A 25% et 24 sièges, il est de loin le vainqueur de ces élections.

Toutefois, il convient de replacer ce scrutin dans un contexte d’analyse. Depuis au moins deux décennies, les élections européennes connaissent des résultats toujours en marge des scrutins nationaux. Deux raisons président à cela : Qu’on le veuille ou non, les élections européennes ne sont pas considérées comme de premier ordre. Les hommes politiques qui s’y présentent sont généralement dépourvus de mandat parlementaire national ; les campagnes électorales se singularisent essentiellement par un recentrage systématique des débats sur la sphère nationale ; Les électeurs eux-mêmes considèrent cette entité européenne comme lointaine et peu incarnée ; la multiplication des micro listes dont certaines frisent le ridicule, relativise encore l’enjeu. Un tel contexte favorise clairement un certain détachement, une désinvolture dans le vote, voire même une tendance au défoulement. Dès lors, il convient de prendre avec une certaine précaution les résultats – quels qu’ils soient. Du reste, le taux d’abstention toujours extrêmement élevé est un élément supplémentaire de relativisation. Le scrutin de liste supra-régional supprime toute identification des élus et contribue à une abstraction considérable. L’acte électoral ne prend pas la même importance lorsqu’il est effectué pour un candidat connu, local ou national ou pour une liste de noms souvent inconnus. La supra-régionalité ne correspond à aucune entité géographique singulière et renforce encore cette impression de peu d’importance.

A cela s’ajoute le fait que le vote de la France ne concerne que 74 députés sur un parlement qui en compte 766. A moins de 10%, l’inconscient collectif suppose naturellement (alors même que la réalité est autre) que la voix de la France sera en quelque sorte inaudible. Même s’il est entendu que les parlementaires européens ne sont pas élus pour défendre les intérêts de leur pays, les électeurs n’ignorent pas que les intérêts nationaux ne sont jamais bien loin, et que les conseils européens démontrent que les positions défendues sont le plus souvent nationales. Or, le peu d’intérêt pour une élection rend plus indifférent le résultat et plus probable le vote défouloir.

Si on agrège l’ensemble de ces données (faible participation, faible enjeu ressenti, notions européennes mal assimilées, quasi-absence de personnalités politiques de premier plan parmi les élus), les résultats ne peuvent être interprétés comme un tableau réaliste des rapports de force politiques dans l’opinion publique. Je ne dis absolument pas cela dans le but de relativiser les conséquences de la nette prédominance du Front National (comme le personnel politique a tendance à le faire de manière tout à fait déplorable). Mais la seule évocation des résultats chiffrés comme fait politique serait également une erreur fondamentale.

Au demeurant, il convient également de tenir compte des conséquences en termes de représentation des forces politiques au sein de la nouvelle assemblée. Or, le Front national est une force politique exclusivement française, contrairement à l’UMP ou au PS, que l’on peut assimiler aisément aux autres partis européens (démocrates Chrétiens, sociaux démocrates, libéraux…). Par la nature même de son identification politique, le FN représente des intérêts exclusivement nationaux.

Il s’avère même que son influence ne sera que très marginale puisqu’il ne semble pas pouvoir constituer un groupe à défaut d’être parvenu à s’allier avec le parti anglais UKIP.

La majorité au Parlement européen ne s’est donc pas trouvée modifiée par l’arrivée de contingents nationalistes de plusieurs Etats membres, puisque ce sont toujours les deux partis traditionnels du PPE (plutôt à droite) et le PSE (socialiste) qui se taillent la part du lion.

En d’autres termes, si la victoire du Front National est importante et doit nous donner l’occasion de nous interroger sur l’évolution du système politico-institutionnel français, nous ne pouvons pas en conclure qu’il est désormais le premier parti de France à la seule analyse des résultats de ce scrutin. Aucun changement n’étant par ailleurs à attendre du fonctionnement des instances européennes… on peut en conclure que le vacarme médiatique consécutif à ces résultats n’était pas réaliste.

Mais je crois que les leçons que l’on peut en tirer ne sont pas celles du champ de la science électorale. On peut en effet analyser les résultats dans une autre perspective, celle de la structuration de la nation française. Et en cette occurrence, nous pouvons alors considérer que l’évolution en cours renferme les germes d’une rupture à venir.

2. Mise en perspective des résultats au-delà du champ de la science électorale

Les scores de l’UMP et du PS signent la désillusion manifeste des Français à l’égard de formations politiques jugées de plus en plus incapables d’assurer la prospérité de la France. En effet, pour des partis qui entendent représenter l’essentiel du champ politique, obtenir de tels scores confine à l’humiliation. De scrutins en scrutins, nous assistons à la fois à une augmentation significative de l’abstentionnisme et du vote sanction, non contre un parti, mais contre un système, un personnel, une doctrine politiques.

Trop de commentateurs politiques ont encore le réflexe de se fourvoyer entre deux analyses des résultats du FN. Soit on crie au loup en évoquant les chiffres électoraux comme autant de menaces préfabriquées contre l’ordre social, la paix nationale et les institutions, en envisageant une victoire future du FN comme le début de la fin. Soit au contraire, on cherche à montrer que les électeurs du FN sont des désespérés et non des idéologues, qu’il convient en dernière analyse de convaincre de l’inanité de leur choix, que leur mauvaise humeur est à mettre sur le compte de la crise et que diminuer le nombre de chômeurs est la solution universelle.

Dans un cas comme dans l’autre, l’erreur fondamentale, à mes yeux, est de ne pas considérer le phénomène en tant que désagrégation sociétale. A force de traiter les résultats électoraux en tant que tels, sans remettre en question la capacité de la société française à produire un discours identitaire, culturel et fédérateur, à force de s’interdire d’adopter un point de vue structuraliste propre à identifier les causes intrinsèques de l’affaiblissement du contrat social, un écart est apparu entre le ressenti de la population et l’explication produite par la sphère des élites.

Durkheim découvrant la notion d’anomie dans l’explication du suicide, montre que tout individuel que soit cet acte, une corrélation existe avec l’évolution du taux de cohésion sociale. Déterminer un tel lien nécessite de s’affranchir des lieux communs. C’est le propre de la sociologie. Ce devrait être aussi celui de la science politique. Il en est de même dans l’appréciation du vote Front National. L’anomie dont la France souffre dépasse de loin la cause circonstancielle ou conjoncturelle. Elle est un affaiblissement inexorable de la confiance dont un peuple doit gratifier ses dirigeants et ses institutions. Elle procède d’une perte de repère globale.

Il n’y a plus de réponse aujourd’hui, à la question « qu’est-ce qu’être Français ? » Les politiques contournent inexorablement la question en répétant que notre identité est la démocratie, les droits de l’homme, la république, la Révolution. Non seulement cela ne nous identifie aucunement par rapport à toutes les autres nations occidentales, mais encore cette production sémantique ne vaut plus rien à l’aune d’une société privée de la structuration minimale qu’un peuple attend de l’Etat qui est le sien, à savoir, la sécurité de la vie quotidienne, les valeurs culturelles de reconnaissance entre les individus, les modes de vie infra-territoriaux différenciés et valorisés, la représentation symbolique de ce qui est positif dans l’identité nationale, la culture de l’effort de chacun au service de la communauté.

Il ne s’agit aucunement de faire l’apologie de l’enfermement du pays – il faut l’indiquer pour ne pas être mis à l’index du progressisme intellectuel – . Il suffit en revanche de considérer comment les autres nations qui nous sont proches en termes de développement, de niveau de vie, d’assise territoriale (Royaume-Uni, Allemagne…), ou sur le plan civilisationnel (Etat-Unis…) considèrent la production du discours idéologico-normatif, comment les signes de l’appartenance à une nation sont présents dans les territoires, pour se convaincre que la France a détruit l’essentiel de ce qui est le substrat identitaire d’elle-même.

Depuis la Révolution, notre pays s’est convaincu, par un discours universaliste et idéologique, que les principes philosophiques suffisaient à faire une nation, et même permettaient de rechercher par la guerre la destruction des autres formes de pouvoirs étatiques qui n’y adhéraient pas. Erreur fondamentale s’il en est. Un peuple est d’abord une somme d’individus dont la préoccupation première est leur propre vie et celle de leur proches. Or, une vie réussie, c’est une vie reposant sur des habitus, dans un cadre apaisé, avec la conscience claire de ce que l’on doit à l’Etat et le désir de lui en être reconnaissant.

Une telle évocation semble incroyable, en France, alors qu’elle est un prédicat de la conscience nationale de nos voisins et de la très grande majorité des Etats.

Les scores de plus en plus importants du Front National peuvent alors être analysés comme une réponse au mal-être d’une population déracinée de ses ancrages identitaires et culturels au profit d’un universalisme sans contenu, purement théorique et systématiquement censeur de toute spontanéité que le dogme entend extirper de la conscience individuelle par « l’éducation » et « la loi ».

C’est très exactement par cette interprétation que l’inquiétude sur l’avenir devrait être la plus grande. Car les masses déracinées sont révolutionnaires par nature.