05 mai 2009
Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, un consensus semble exister chez les chroniqueurs, analystes politiques et autres commentateurs de la société française, pour indiquer que la France est entrée ex abrupto dans une ère politique nouvelle, incarnée par un président dont il est d’ailleurs inutile ici de revenir sur les caractéristiques de sa « manière » de gouverner (hyper-présidence, désacralisation de la fonction, attitudes singulières et peu académiques, élocution « populaire »…).
Cependant, une question n’est jamais posée : est-ce lui-même qui a créé ce changement, ou bien est-ce la société qui, ayant évolué, a créé les conditions propres de cette élection ?
Poser la question est déjà y répondre…
En d’autres termes, il serait bon – et il serait temps, me semble-t-il – de dépasser le stade de la chronique des faits et gestes du chef de l’Etat (associée le plus souvent soit à une critique virulente, soit à des propos laudateurs tout autant stériles et puérils les uns que les autres) afin de concentrer les analyses sur les fondamentaux d’une société qui évolue dans une déstructuration outrancière.
Ségolène Royal demandant pardon pour des propos diplomatiques tenus par le Président à l’étranger ou pour d’autres propos tenus en privé, les mouvements quasi-insurrectionnels des employés séquestrant leur chef d’entreprise et dévastant une sous-préfecture – avec la bénédiction de l’opinion publique -, les universitaires qui refusent toute réforme en décrétant que ce n’est pas au Gouvernement de décider, les manifestants d’extrême gauche qui veulent tout détruire ou les bandes de « jeunes » acculturés qui se battent dans nos villes, sont autant de faits qui doivent alerter, car ils sont en quelque sorte le « matériel » factuel d’une analyse globale accablante. Et ils sont à additionner à la nouvelle pratique de la politique de Nicolas Sarkozy, car tous contiennent une cohérence générale d’ensemble et disent quelque chose de notre société.
I. L’arbre Sarkozy cache la forêt sociétale
Se focaliser sur le président (généralement, on trouve dans la presse les termes « Sarko » ou « Sarkozy » sans prénom ou sans le faire précéder de Monsieur, comme si cela pouvait déjà passer pour de la flagornerie) revient à fixer du regard l’arbre qui cache la forêt. Pourtant, le président n’a pas, en soi, bouleversé la gouvernance du pays au point d’apparaître comme un précurseur éclairé, tel que pouvait l’être, par exemple, le général de Gaulle. Il n’est pas non plus le créateur d’un courant doctrinal novateur. Ses seuls faits d’armes sont à mettre sur le compte de la pratique politique, qu’il a débarrassée de ses oripeaux feutrés, de sa culture de la bienséance, de ses ronds de jambe diplomatiques… mais aussi, plus malheureusement, de la distinction liée aux honneurs de la fonction pour les remplacer par « le-gros-bon-sens-du-Français-moyen » aux connotations assez vulgaires. L’objectif est de provoquer une rupture dans le continuum électoral de plus en plus figé par un peuple assoupi et démotivé et dont seul un réveil un peu brutal pouvait redonner le tonus nécessaire pour reprendre le chemin des urnes. Tout le système politico-institutionnel français (car, nous le verrons, Nicolas Sarkozy n’est pas le seul à agir ainsi) fonde sa nouvelle légitimité sur une rupture méthodologique et discursive tapageuse, sur un coup de force permanent lors des communications médiatiques, sur l’abandon des codes traditionnels.
Mais que révèle donc alors le discours sarkozien ?
Il est à l’image d’une société individualiste, irrespectueuse et violente.
Une société individualiste, dans toutes ses composantes. Nous avons perdu le sens du bien commun parce que l’hédonisme est la seule fin acceptable pour des individus sans repères et sans valeur. Et l’erreur serait de croire qu’il s’agit là d’une déviance connotée à droite. Sous couvert de l’idéologie égalitariste, et tout en fustigeant « l’individualisme des sociétés capitalistes », le discours de gauche est, malgré les apparences, totalement intégré dans ce schéma, car en définitive, les individus, quelles que soient leurs opinions politiques, sont mus par l’unique quête éperdue du bonheur consumériste, et ne peuvent supporter que d’autres, fussent-ils chargés de faire la loi, contrarient leur « droit au bonheur » (indexé sur le seul pouvoir d’achat) et influent sur leur destinée.
Cette société de classes moyennes est composée pour l’essentiel d’individus extrêmement réceptifs aux codes de valeurs imposée par la société de consommation. Nous en connaissons les particularismes : C’est par la distinction de l’apparence que l’individu trouve sa place dans la société, par la démonstration de ce qu’il consomme, par l’ostentation de son mode de vie et toujours avec le secret espoir d’intégrer un niveau social supérieur au sien.
Les classes favorisées ont déjà montré l’exemple depuis de nombreuses années, par la « Jet Set » et le mode de vie « People », qui n’ont d’autres objectifs que de marquer cette distinction comme irréductible et inaccessible pour le commun des mortels. L’attitude de certains chefs d’entreprises, en ces temps de crise économique, quittant leur société en déficit avec des indemnités spectaculaires, n’est que la démonstration d’une absence totale de prise en compte du bien commun.
Les classes moyennes, dont le pouvoir d’achat s’est considérablement accru par l’arrivée sur le marché du travail de centaines de milliers de nouveaux diplômés, accédant aux fonctions de cadres des secteurs public et privé, d’ingénieurs et autres techniciens, tous formés dans l’enseignement supérieur comme autant d’individus désireux de montrer leur réussite sociale par leur pouvoir d’achat et enivrés des codes visuels de cette réussite (belles maisons, belles voitures, beaux vêtements de marque, belles activités extra-professionnelles valorisantes). Privés des références culturelles qui faisaient le statut de la bourgeoisie jusqu’à la seconde guerre mondiale – car la nouvelle classe est composée pour l’essentiel d’individus qui ont certes poursuivis des études, mais dans une grande pauvreté culturelle, dépourvue de toutes références qui constituent l’honnête homme, comme la littérature, la musique, les humanités, la philosophie… – et privés également de la transmission familiale de valeurs de références (puisque inexistantes), ils sont le pur produit d’un système dans lequel la réussite individuelle est le seul objectif et la seule fin.
Or, à ces schèmes consuméristes, correspond, trait pour trait, le dispositif idéologique de la nouvelle pratique politique. C’est le fameux : « You are your message ! ». De nombreuses études ont confirmé que l’image renvoyée par les hommes politiques (archétype visuel de posture physique et mentale) était la première (pour ne pas dire l’unique) source de jugement des électeurs, comme l’apparence statutaire suffit aujourd’hui à classer socialement les individus. Les autres vecteurs – notamment intellectuels, moraux, philosophiques, pourtant essentiels dans la construction d’une pensée politique – ne viennent qu’après, et encore de manière très superficielle. Nicolas Sarkozy se contente donc bien d’utiliser les codes en vigueur de la société réelle, et non ceux d’une société idéalisée. S’il faut déplorer un état de fait, c’est celui du contenu idéologique de toute la société, dont les repères normatifs sont irrémédiablement limités à de simples considérations de réussite matérielle.
Une société irrespectueuse, de manière de plus en plus évidente – ce qui est une des formes de la violence symbolique. On refuse aujourd’hui d’accepter les codes du savoir-vivre ensemble. Nicolas Sarkozy traitant de « pauvre con » un excité qui venait de l’insulter, n’est qu’un élément de plus à mettre au passif d’une société qui suffoque de ses propres insultes et de la destruction des symboles hiérarchiques et d’appartenance à un Etat. Insulter un chef d’Etat est un acte qui indique le degré ultime de dilution de toute notion de respect. Mais un chef d’Etat se permettant de rendre la pareille, implique la fin de son autorité symbolique. Il nous signifie qu’il entend désormais se faire respecter non parce qu’il est Président de la République, mais parce qu’il est le plus violent verbalement. C’est très exactement ce que font entre eux les jeunes de banlieue, dans les caves des HLM.
Quant à Ségolène Royal, qui aurait pu imaginer, il y a encore quelques années, qu’un énarque – serviteur de l’Etat, fonctionnaire d’autorité, puis titulaire de mandats électoraux et ayant à ce titre théoriquement le sens aigu du service public – , puisse sous prétexte d’opposition politique, se permettre de demander pardon pour des faits liés à l’exercice légitime du pouvoir ? Je ne polémiquerai pas sur l’aspect grotesque de ses interventions (si elle est élue un jour à la présidence, croit-elle pouvoir asseoir son autorité en ayant contesté celle de celui auquel elle succèderait ?), mais je veux relever ici que son statut est en complète contradiction avec ses diatribes. C’est la marque d’un irrespect total qui lui fait oublier que la légitimité du pouvoir, en France, est fondée sur la démocratie représentative, et que remettre en cause la légitimité d’un élu s’apparente à des propos séditieux ou insurrectionnels.
Bien évidemment, l’irrespect se retrouve dans l’ensemble de la société. Les journalistes n’usent à l’égard des hommes politiques d’aucun des signes que le savoir-vivre impose lorsqu’on s’adresse à une personne investie de l’autorité publique. Il est d’ailleurs intéressant d’étudier les évolutions sémantiques et sémiologiques du discours des médias. Elles attestent la tendance à vouloir abolir toute marque de respect que l’on doit à certaines personnes, au-delà de ce que l’on doit à d’autres – et en dépit du sacro-saint principe d’égalitarisme -. Or, cela fait sens. Incidemment, on désacralise l’autorité, on lui enlève ce sur quoi elle repose et que nous commenterons dans la seconde partie.
On sait aussi combien les guichets des administrations sont devenus des lieux de défouloir pour des gens toujours plus insultants et prêts à tout pour faire valoir leurs droits. La frustration engendrée par la contrainte de l’autorité publique sur l’individu génère chez ce dernier une réaction émotionnelle disproportionnée.
Une société violente, symboliquement et par les actes. Largement corrélée à l’irrespect, la violence est l’autodéfense des individus ayant perdu le sens du vivre ensemble et qui se sentent agressés par les autres. Violences de l’insulte, comme on l’a vu plus haut, mais aussi violence des gestes – en voiture, bras d’honneur et doigts levés sont légions désormais, tant chez les hommes que chez les femmes ; délinquance par voie de fait ; agressions domestiques ; séquestrations de chefs d’entreprises ; affrontements lors de manifestations ; violence extrême des quartiers de non droit…
Mais il est aussi une violence sournoise et particulièrement efficace : celle de l’écriture – et donc celle des idées – violence symbolique s’il en est ! Que ne lit-on pas, chaque semaine, comme injures et caricatures à l’endroit du Gouvernement, mais aussi contre les banquiers, les chefs d’entreprises, les capitalistes, l’ordre établi, contre tout et n’importe quoi ! et tout cela au nom de « valeurs de gauche » que l’on va chercher dans des principes philosophiques qui se voulaient précisément à l’opposé de cette haine radicale qui se répand à satiété. On habitue le corps social à un climat violent, à la passe d’arme permanente, à l’insulte à peine voilée et à la détestation de l’autre qui ne pense pas comme nous, avec le secret espoir de voir se lever une insurrection générale… Mais cette violence n’est pas moins présente à droite. Dans ce registre, Nicolas Sarkozy n’est pas une victime, car il est partie prenante à ce dispositif. Verbalement violent (on s’imagine très bien ses discours défilant sur le prompteur ponctués d’interminables points d’exclamation), ses interventions sont quasiment toutes construites sur la dénonciation de ce qui est, sur le mode de la rupture continuelle et avec des intonations verbales toujours en révolte contre ce qui est jugé inadmissible. Ses adversaires se sentent alors en droit d’user à son encontre des mêmes méthodes. La communication ne devient donc que le vecteur d’une violence qui apparaît de plus en plus comme la seule définition de ce que l’on est. On n’existe plus que par son opposition frontale à l’autre. Chaque parti a son aboyeur attitré, comme Frédéric Lefebvre pour l’UMP, Ségolène Royal au PS ou François Bayrou pour le Modem. C’est en quelque sorte la révolte qui fait vivre et qui remplace, subrepticement, la pensée et le recul intellectuel.
II. Une praxis sociétale autodestructrice
La nouvelle praxis politique est donc calquée sur l’évolution graduelle des rapports sociétaux que nous connaissons depuis ces vingt dernières années, où l’image prend le pas sur la pensée, où le discours lui-même cesse d’être dans le champ du logos (en tant que rationalité intellectuelle) pour n’être qu’un avatar supplémentaire de l’image qu’il renforce. Désormais, pour être entendu et identifiable, tout discours se doit d’être simplifié, tandis que les idées sont réduites à des expressions manichéennes – donc toujours excessives – dépourvues des nuances indispensables à la réflexion et formulées par opposition systématique à l’adversaire politique.
Le pouvoir en place – quel qu’il soit – perd sa place légitime. Il est contesté comme s’il n’incarnait pas la souveraineté par délégation, comme si sa victoire électorale ne lui donnait plus le pouvoir de diriger, mais seulement celui de faire la volonté de la vox populi…
L’individualisme économique (je cherche mon bonheur à travers l’image que je renvoie aux autres, grâce à mon pouvoir d’achat) renforce l’individualisme politique (toutes les idées se valent ; ce que je pense mérite d’être transformé en loi, et si je n’ai pas ce que je veux, je me révolte), sous les auspices d’une idéologie libertaire et progressiste. Mais qui ne voit que cette idéologie porte en elle les marques de sa propre chute ? Car si je n’ai pas le pouvoir d’achat suffisant pour satisfaire les critères de réussite, je n’hésiterai pas, par dépit, à m’attaquer aux symboles de la satisfaction hédoniste que je ne peux atteindre, puisque mon individualisme m’a ôté toute référence morale, tout principe supérieur. Puisque tout est accessible, pourquoi ne le serait-ce pas pour moi ? Et insulter mon supérieur hiérarchique ou un membre du Gouvernement, ou tout dépositaire de l’autorité, c’est aussi me considérer comme leur égal, au moins potentiellement. Comment accepter d’être licencié par quelqu’un que l’on méprise et dont on ne veut pas accorder de crédit particulier ? La frustration qui en résulte entraîne violence et rébellion. Comment accepter les propos d’un Président de la République peu orthodoxe, alors qu’on est resté persuadé d’être meilleur ? Foin de légitimité ! On peut se laisser aller à le contredire en public, fût-ce sur la scène internationale !
Qu’on le veuille ou non, l’autorité nécessite, pour s’exercer avec sérénité, l’acceptation inconsciente de la part de la personne qui y est soumise, de la légitimité de celle qui en est titulaire. Sans vouloir entrer dans des détails hors propos, il convient de rappeler que l’origine latine du mot autorité est « auctoritas » dont la racine étymologique est la même que celle de « augerer », augmenter, plaçant sur le plan spirituel le sens primitif du mot. Cette origine permet de mieux comprendre que la notion d’autorité est liée à une légitimité non matérielle, non incarnée dans un rapport de force objectif, contrairement au « potestas ». A l’opposé du pouvoir, qui est lié à la capacité d’imposer une décision, le cas échéant en usant de la force, l’autorité permet d’éviter le rapport de force puisque celui qui en est revêtu n’est pas contesté. Il peut alors exercer son pouvoir en toute quiétude. Ce qui ne signifie pas que le titulaire de l’autorité ne puisse pas être écarté du pouvoir, notamment lors d’un scrutin électoral. L’autorité n’est pas liée à la nature du régime politique et n’a rien à voir avec un exercice autoritaire du pouvoir. Au contraire, un régime dictatorial ou autocratique utilise généralement le pouvoir sans autorité.
Pour tout dire, l’autorité est indispensable pour gouverner. C’est lorsque nous élisons une nouvelle majorité que la souveraineté populaire s’exerce. Hors ces cas, la contestation violente, la remise en cause de la légitimité (n’entend-on pas des voix qui s’élèvent pour réclamer le départ de Nicolas Sarkozy ?) et les propos grossiers et nauséabonds à l’encontre du Gouvernement sont une grave dérive de notre système démocratique. Le pouvoir de la rue n’est que le prélude à une désagrégation de la société et de l’Etat. Nous sommes entrés dans cette logique suicidaire du fait des dérives idéologiques et normatives de la société individualiste. La cohésion sociale ne prendra le dessus que lorsque nous réaffirmerons clairement le primat de valeurs communes mises en oeuvre et pratiquées par les élites intellectuelles, politiques, économiques et sociales.
Même si l’article a perdu son actualité sarkozyste, il reste une excellente évocation des évolutions de la société contemporaine. Votre point de vue est brillant !