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Jean-Michel Lambert : Le juge était un homme

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Que ce soit dit de suite : Jean-Michel Lambert était un ami proche. Et je peux ajouter avec beaucoup de certitudes qu’il faisait partie des amis que j’estimais le plus. Nous nous étions rencontrés il y a quelques années, à l’occasion d’une conférence organisée par le club Rotary dans lequel j’étais membre. Il m’avait de suite touché par sa profonde intelligence et sa sensibilité. Sa courtoisie était sans limite et l’expression de ses sentiments à fleur de peau. Bien que son intervention ne portait pas sur l’affaire Villemin, on sentait qu’elle était présente en arrière-fond, tant dans l’auditoire que dans les arcanes de sa pensée.

Comme tout le monde, je n’avais pas, à cette époque, un a priori très favorable pour le juge Lambert. Comment en aurait-il été autrement ? Il n’y avait jamais eu la moindre voix discordante dans le concert des critiques du « petit juge ». L’unanimité à son encontre s’était établie étrangement comme la seule certitude dans cette affaire de l’assassinat du jeune Grégory, qui se caractérisait par un amas de conjectures et un enlisement général. En ce qui concerne le juge Lambert, c’était autrement clair. On tenait le coupable. C’est à croire qu’à défaut de l’assassin, il fallait une victime expiatoire, pour conjurer le mauvais œil sans doute présent dans les histoires sordides.

Certes, des erreurs furent bien commises, et Jean-Michel les déplorait. Il le dit encore dans la lettre qu’il a adressée à l’Est Républicain : « si j’ai parfois failli ». Je ne crois pas que son âge était réellement un handicap. A trente-deux ans, on est en mesure de prendre ses responsabilités, même lorsqu’elles sont lourdes et exigeantes. En revanche, depuis cinq ans qu’il exerçait alors la fonction de juge d’instruction, c’était la première fois que son travail était médiatisé.

Il n’est pas de mon propos de refaire l’historique du dossier, à charge ou à décharge. Jean-Michel était quelqu’un d’une intelligence profonde, d’une culture étendue et d’une épaisseur humaine évidente pour quiconque avait la chance de le côtoyer. C’est là mon essentiel aujourd’hui. Et c’est précisément son immense humanité qui l’a fait se meurtrir pour cette affaire dans laquelle il était mis en cause moralement.

C’est très exactement là où je veux en venir. Car il faut bien comprendre l’épouvantable ignominie dans laquelle Jean-Michel fut maintenu sa vie durant. On a là, en effet, une situation que je crois assez inédite, dans notre société. La vie moderne impose de plus en plus rigoureusement des régimes de responsabilité. On n’en finit plus de mettre en cause pénalement les uns et les autres, dès qu’un peu de pouvoir leur est attaché, car il faut trouver des coupables quand quelque chose dérape. Les chirurgiens, les architectes, les chefs d’entreprise, les élus, les techniciens, les artisans… la liste est infinie, comme le désir de transformer en pactole financier le statut de victime (que certains finissent même par s’inventer tant il devient enviable).

Mais les incriminations, qu’elles se terminent en classement sans suite, en non-lieu ou en condamnation, trouvent systématiquement une conclusion pour le « coupable ». Quand la peine est purgée, le droit positif interdit à quiconque de prétexter une ancienne condamnation pour montrer du doigt l’ancien accusé ou pour le discriminer à l’embauche.

Pour Jean-Michel Lambert, alors qu’il n’a jamais fait l’objet d’une mise en cause sévère par sa hiérarchie (sinon, il aurait pu être destitué), puisqu’il fut simplement déplacé et que probablement sa carrière en a été ralentie, il ne bénéficia pas du droit à l’oubli. Les décennies passèrent, l’affaire Grégory n’avançait pas, les juges et les enquêteurs se succédaient, mais un retour systématique au début de l’enquête et aux défaillances qui y étaient associées s’étalait dans la presse, à chaque nouvel élément de procédure – souvent stérile – engendré probablement davantage par un souci d’éviter la prescription que par une piste réellement sérieuse.

Dès lors, voici un homme qui devra porter sa vie durant (32 ans, excusez du peu), pendant toute sa carrière de magistrat, et dont la mise à la retraite ne fut en rien – comme pour tout un chacun – le moment où une page se tourne, une charge morale écrasante. Car Jean-Michel avait une morale, et elle était exigeante. Loin de dissocier les affaires professionnelles de sa vie privée, il ne put jamais réellement tourner la page de ce qui l’a hanté probablement le plus : la mort de Bernard Laroche.

Se rend-on compte de la portée de ce que Jean-Michel écrit à l’Est Républicain, évoquant que ce qu’il redoute, c’est d’être une nouvelle fois mis en cause ? « Je n’ai plus la force de me battre, j’ai accompli mon destin ». La violence et l’inhumanité de ce qu’il ressentait n’a aucune justification. Je le répète, un meurtrier est absous après avoir payé. Un chirurgien qui a tué son patient lors d’une opération l’est tout autant, après une procédure et le dédommagement des assurances. Mais pour Jean-Michel, il n’y eut rien d’autre que la béance d’une faute qui devint consubstantielle à sa personne.

Quelle est la cause de tout cela ? La médiatisation. On baigne dedans, elle est érigée en vertu démocratique, en liberté de parole sacralisée, et en réussite absolue pour celui qui bénéficie de sa bienveillance sacramentelle. Mais malheur à celui qui en est victime, qui n’a pas su la maîtriser, ou qui a cru pouvoir s’en servir. Car elle dévore, cloue au pilori, assène ses vérités dans un déversoir sans fin, au gré de la toute puissance des journalistes, tous ceux qu’elle considère comme fautif.

Jean-Michel, tel Icare, s’est brûlé les ailes pour avoir cru qu’il devait répondre voici plus de trente ans aux sollicitations des médias, qu’il pouvait user de cette voie pour une affaire hors norme. L’engrenage s’est alors mis en place. On ne lui pardonna plus rien.

« De combien d’injustices suis-je coupable ? » se demandait-il dans son précédent ouvrage, analysant son métier de juge et décrivant les arcanes et les défaillances de la justice française. Mais qui donc posera la dernière question, celle de l’injustice dont il fut victime ?

In memoriam.


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